Road trip intra-muros

Les contours de Warren A. Van Ess

 

Tomber sur une carte géographique par hasard, c’est une invitation au voyage. Une réminiscence de fantasmes d’enfant jamais assouvis. Quel imaginaire peut-il résister à la contemplation d’un atlas ou d’un globe terrestre ? Les contours qui s’offrent à l’œil mettent immédiatement en branle la rêverie. La seule image d’une petite île déclenche le désir d’une absolue liberté, d’une originelle sauvagerie perdue. C’est incontournable.

Alors, trouver par hasard les cartes d’un monde imaginaire… C’est « surréaliste », par excellence : c’est la fameuse « trouvaille » d’un objet au marché aux puces qu’André Breton, dans les années 1930, apparentait à la magie d’une rencontre amoureuse. Ce n’est cependant pas à Saint-Ouen mais sur eBay que le collectionneur et galeriste Éric Gauthier a chiné les cartes de Warren Alfred Van Ess, en 2017. Mises en vente par un brocanteur de Californie, ces cartes faisaient partie d’un lot, mêlées à des dessins figuratifs d’un caractère mi naïf, mi académique, le tout présenté comme « peint à la bouche ». Le collectionneur a demandé au vendeur de lui faire parvenir seulement les cartes, près d’une centaine de petits dessins sur papier de piètre qualité.

 

De la carte à l’œuvre « brute »

Très vite, Éric Gauthier montre les cartes de Van Ess. En décembre 2017, lors d’une exposition d’art brut à Saint-Briac, « Les Voyageurs immobiles ». Puis, en mars 2018, à la Curieuse Galerie à Paris, lors de l’exposition « Le Ciel inversé » – pourquoi pas des tracés de constellations en effet, concernant les cartes de Van Ess, mais on pourrait aussi penser aux méandres du cerveau parfois (un autre type de ciel, plus intérieur). Enfin, en 2020, au musée Art et Marges, à Bruxelles, les dessins de Van Ess étaient choisis par Matthieu Morin pour une exposition intitulée « L’Amérique n’existe pas ! (Je le sais, j’y suis déjà allé)[1] ». Décidemment, les titres des expositions peuvent contribuer à tracer les contours d’une œuvre…

Dès l’été 2017, des collectionneurs d’art brut ont acquis les cartes de Van Ess – Bruno Decharme, Gerhard et Karin Dammann les premiers –, des acquisitions qui ont incité Éric Gauthier à ouvrir une galerie : Le Moineau écarlate est ainsi né. Les cartes ont ensuite gagné les collections du musée Treger et Saint-Silvestre au Portugal, et plus récemment celles du Centre Pompidou grâce à la donation Decharme. Van Ess est entré dans le monde de l’art brut et ses cartes sont désormais légitimées par l’institution artistique…

Mais pourquoi « brut » ? D’après les rares sources dont nous disposons, l’auteur n’a pas de formation artistique et ne s’est jamais affirmé comme artiste professionnel. Le souhaitait-il même ? Ses matériaux sont « modestes[2] » : stylo bille, principalement, sur papier brun ou prospectus recyclés. Et, surtout, ses cartes semblent totalement inventées, sans références, sans influence d’aucune sorte : sans destination ni destinataire, de surcroît. On retrouve bien les critères déclinés dans la théorie de l’art brut de Jean Dubuffet.

 

Van Ess, l’homme « contourné »

En regardant ces troublantes cartes, on se demande comment s’y prendre avec Van Ess ? En observant ces lignes tendres et accidentées à la fois, ce souci de précision d’un monde indéfini, et considérant évidemment l’incontournable handicap de Van Ess, je me suis dit que, peut-être, tracer les contours du monde, c’était contourner le monde.

J’ouvre Le Robert : « contourné », en parlant du corps humain, peut signifier « déformé, tourmenté ». Par ce détour linguistique, on ose attaquer l’aspect biographique, ce fameux « peint à la bouche » qui d’emblée confronte au handicap de l’auteur. Si le handicap n’est pas un critère de valeur artistique, comme tout autre élément biographique d’ailleurs, il est à prendre en compte quand il détermine l’œuvre. Comme le disait Gaston Chaissac de son propre « cas » : « J’avais pu trouver à bricoler dans la culture quoique handicapé par mes « opinions », ma santé et sans doute aussi mon esprit fantaisiste[3]. » Chaissac esquive mais c’est précisément ce qu’il appelle son « handicap » qui l’a conduit à contourner les règles de l’art, de la culture, de la vie sociale en général, et donc à inventer et à produire une œuvre singulière et remarquable.

Éric Gauthier a déniché un ouvrage sur Warren A. Van Ess, A World of His Own, publié en 1974 par Eerdsman’s à Grand Rapids, Michigan. Je me renseigne sur « l’esprit » de la maison d’édition : publications à teneur religieuse, pour faire court. Pour aborder Van Ess, il s’agira d’une part d’évacuer cette bienveillance charitable à l’égard de son handicap et d’autre part d’oublier les réminiscences cyniques de cartes de vœux « peintes à la bouche » vendues par correspondance ou en porte-à-porte. Les cartes de Van Ess ne sont pas des travaux destinés à votre bon cœur. Mais au-delà des bonnes intentions de l’éditeur, que révèle ce petit livre ?

Warren A. Van Ess est né en 1935 dans le Michigan et a passé sa jeunesse à Grand Rapids – la publication est donc régionale, amicale et n’a pas contribué à diffuser ses travaux… Victime de poliomyélite à l’adolescence, Van Ess reste paralysé des quatre membres. Pendant sa convalescence, il apprend à dessiner en tenant crayons et pinceaux avec sa bouche. Il aimait déjà dessiner auparavant et l’on sait que son oncle peignait des scènes de l’Ouest américain qui l’auraient encouragé dans cette voie. Les premiers dessins connus de Van Ess représentent des scènes de guerre, des enfants jouant dans la nature, des chevaux, de nombreux portraits et quelques autoportraits. C’est cette production que présente A World of His Own. Entamant une vie nouvelle, contrainte par son irréversible handicap, Van Ess retrace pour lui-même les contours du monde qui l’entoure, trace le réel pour en reprendre possession.

 

Des contours pour soi

En 2017, Éric Gauthier prend contact avec l’un des auteurs du texte qui accompagne les dessins de Van Ess. Chris Stoffel Overvoorde, un Hollandais émigré aux États-Unis, peintre et professeur d’arts plastiques, a rencontré Van Ess en 1958 : les deux hommes dessinaient ensemble et jouaient aux échecs. L’auteur raconte qu’il avait plaisir à débattre avec ce partenaire à l’esprit vif, féru d’histoire, de politique et de science-fiction, et que son compagnon dessinait plusieurs heures par jour. Il l’observe en professeur d’art, d’un point de vue académique, notant qu’il travaille les ombres et les lumières, progresse dans les modelés, mais sans pour autant l’influencer. Si les dessins qui figurent dans le livre ont en effet quelque chose d’appliqué, on se dit que c’est le contour, le tracé, le mouvement qui intéressent Van Ess, bien plus qu’un souci de vraisemblance dans l’imitation du réel ou de quelconques progrès en matière de maîtrise de dessin académique…

Le livre s’ouvre sur plusieurs autoportraits de Warren A. Van Ess, se représentant dessinant avec un instrument dans la bouche, installé dans son fauteuil roulant, face à son bureau. Il détaille précisément son environnement de création : table d’hôpital ajustable, sur laquelle est installé un petit pupitre incliné où repose le dessin en cours et agrémenté d’un lutrin soutenant un livre. Van Ess ne copiait pas, mais s’inspirait plutôt de textes ou de ce qu’il écoutait à la radio, également à proximité. On sait aussi qu’il écrivait et tenait le journal de ses rêves. C’est ce que nous apprend le neveu de Van Ess, contributeur de l’ouvrage. Un autre dessin représente le fauteuil roulant vide, sur lequel a été fixé un pupitre à dessin, sans doute pour travailler en plein air, mais Van Ess ne dessinait que très rarement sur le motif. Les œuvres de l’artiste ainsi mises en abyme montrent des scènes champêtres et des chevaux, mais l’on sait qu’elles sont principalement issues de ses souvenirs et de son imagination. C’est ainsi que Van Ess aimait travailler. Il est évident quand on regarde ses portraits qu’ils n’ont pas été réalisés d’après modèles vivants : plusieurs têtes différentes sont rassemblées sur la même page, mêlant divers registres, du dessin académique à la caricature. On pourrait les réduire à un travail de recherche, à des esquisses (« sketches », écrit le neveu), mais Van Ess signe ces compositions disparates, les considérant donc comme des œuvres abouties. Il aime également dessiner des enfants qui jouent en plein air et des danseuses de ballet, et l’on imagine bien que le mouvement résonne pour lui comme un paradis perdu… Mais la danseuse pourrait également représenter une métaphore de sa pratique. Alors que l’on regardait les dessins, Éric Gauthier me disait : « Imagine-le travailler… Cette danse de la tête pour obtenir un simple trait… » Certes, le crayon ou le pinceau sont toujours le prolongement de la main de l’artiste, de son corps, mais dans le cas de Van Ess, l’implication physique est incommensurable.

Les dessins de A World of His Own nous intéressent peu pour eux-mêmes, en revanche ce qui fait sens, c’est ce que l’ouvrage n’évoque pas : les cartes.

 

 

[1] « Inspiré d’une citation d’Henry Miller et d’une réplique d’Alain Resnais », semble-t-il.

[2] « Art modeste ! et souvent même ignore qu’il s’appelle art », écrit Jean Dubuffet à propos de ce qu’il conçoit comme l’« art brut ». In « L’art brut », Prospectus et tous écrits suivants, tome 1, Paris, Gallimard, 1967, p. 176.

[3] Gaston Chaissac, « À Pierre » (23 août 1954), Lettres du Morvandiau en blouse boquine à Pierre et Michel Boujut, Bassac (Gironde), Plein Chant, 1998, p. 53.

Détourner les contours

En 1974, lorsque paraît ce livre, les cartes existent pourtant déjà : certaines sont datées au fil des années 1960 et d’autres sont tracées au verso de dessins figuratifs qui s’apparentent à ceux qui figurent dans A World of His Own. Si les deux auteurs en avaient connaissance, ils ne les estimaient pas dignes de figurer dans la sélection, autrement dit ils ne les considéraient pas comme ayant une valeur artistique. S’ils précisent également que Van Ess dessinait sur tout ce qui lui tombait sous la main (vieux morceau de carton, dos d’une lettre, enveloppe ou papier de récupération), ils ont choisi d’exclure ces supports de mauvaise qualité, trop fragiles. Ils ont également préféré les travaux à l’encre et à l’aquarelle, matériaux « plus nobles » que le stylo bille qui était pourtant le préféré de l’artiste. Or, les cartes sont précisément réalisées avec ce « modeste » matériau et sur papier de piètre qualité…

Au début des années 1960, Van Ess a déménagé en Californie. On retrouve sa trace dans un court article paru dans le Los Angeles Times du 29 août 1985, encore en ligne sur internet : le compte-rendu d’une exposition qui ne fait état que de « gentle, warmly nostalgic scenes in watercolors, […] Midwestern folk landscapes ». Rien sur les cartes, que Van Ess dessinait pourtant depuis plus de vingt ans. Il semblerait donc bien que les cartes aient été un travail privé, intime, voire secret.

L’article cite également l’artiste : « Art has always been a spiritual, inner journey for me. My world may still begin in a wheelchair, but it is free to go as far as my mind and imagination can take me[1]» Or, si sa pratique permet à Van Ess de contourner son handicap, c’est bien davantage dans ses cartes qu’on le perçoit. Non seulement parce que la carte géographique est toujours invitation au voyage et symbole d’évasion, mais aussi et surtout parce que les cartes de Van Ess sont le pur produit de son imaginaire.

Si nous identifions cette série de curieux dessins comme des « cartes », c’est parce qu’on y reconnaît les codes du genre, de la discipline cartographique : des contours de territoires, îles ou continents, des reliefs, des cours d’eau, des forêts, parfois des bâtiments schématisés, des noms, souvent abrégés, et l’usage de la couleur parfois pour codifier.

L’œil se promène le long des contours tracés au stylo bille et, à l’intérieur, s’arrête sur des noms de montagnes (« Blue Shoe Mts »), de forêts (« Deer Woods »), de baies (« Gule Bay ») ou de diverses institutions (« Horse Masters School », « Sailor’s Inn »). Inutile de vérifier si ce territoire existe réellement : il est inventé et tracé au verso d’un prospectus publicitaire posté à l’adresse californienne de Van Ess qui l’a déplié et transformé en support. Au recto, il a dessiné un paysage de montagne, signé et daté 1970. Les contours sont nets, sans hésitation : cette carte n’imite rien, elle suit les mouvements de Van Ess, elle transcrit physiquement le cours de son imaginaire. Fine manière de reprendre possession du monde qui est d’ailleurs, précisons-le, toujours vu d’en haut.

 

[1] « Pour moi, l’art a toujours été un voyage spirituel, intérieur. Certes, mon monde se limite encore à un fauteuil roulant, mais il est libre de s’étendre aussi loin que mon esprit et mon imaginaire peuvent me conduire. »

Une autre carte, plus troublante, tout aussi foisonnante mais sans aucun nom, représente un territoire aux contours bleus, agrémenté de vert pour signifier des sentiers, des reliefs peut-être, et surtout des points au crayon graphite, parfois reliés par des flèches… On a cette fois-ci l’impression d’une carte stratégique, d’un plan de bataille, d’autant plus qu’au verso Van Ess a établi une liste énumérant des armes, des munitions et autres fournitures de guerre plus ou moins énigmatiques car sous forme d’abréviations (bazookas, rifles, tents, ponchos…). En haut de la liste, le petit dessin d’un menaçant fusil ; en bas, la vue aérienne d’un bureau vide (celui de Van Ess ?), de manière à ce que la liste apparaît comme affichée au-dessus de ce bureau. Là encore, s’assouvit un désir de (re)conquête du monde…

Parmi ces dessins, on trouve également des plans de villes avec l’emplacement des « hotel », « bank », « saloon » et autres commerces, comme si Van Ess, par le biais d’un effet de loupe, d’un mouvement de projection, pénétrait plus profondément dans ses cartes, s’engouffrait dans son monde dont il paraît maîtriser le moindre recoin…

La plupart de ces cartes sont réalisées sur des supports récupérés, ce qui crée parfois un effet critique, presque comique. L’une d’elles, représentant une île (territoire imaginaire de prédilection pour Van Ess comme pour nombreux d’entre nous, d’ailleurs), est tracée au dos d’une lettre du sénateur de Los Angeles : l’homme politique s’y adresse à ses électeurs pour leur soumettre un questionnaire de satisfaction ! Van Ess répond au verso à sa manière… Sur un autre document, un test de connaissances religieuses vraisemblablement, Van Ess a dessiné des scènes de guerre avec armes contemporaines dans le désert… L’homme ne manquait vraisemblablement ni d’esprit critique ni d’humour, parfois grinçant.

Ainsi, en subvertissant la discipline cartographique, Van Ess trace les contours de son imaginaire, il substitue au monde réel – celui de son handicap – un univers personnel, foisonnant, infini, parfois subtilement codé, donc intime, et sans doute aussi fortement jouissif. Cette capacité d’invention, libérée de toute imitation du réel comme des méthodes et usages artistiques académiques, la modestie des matériaux employés, ces tracés singuliers, bien particuliers – qui nous permettent désormais de reconnaître « un Van Ess » – intéressent le champ de l’art brut, parce qu’ils mettent en cause notre définition de l’art tout en s’imposant incontestablement comme une œuvre originale.

 

Céline Delavaux

août 2021