Diamants pour tout le monde : de l’art pour les autres…*

Les Pape Diop de la Médina de Dakar

 Si l’humain était respecté,

il n’y aurait plus de maladie mentale.

Fernand Deligny (1913-1996)

L’alchimie de deux parallèles qui se rencontrent…

En 2000, le Sénégalais Pape Diop aurait été rapatrié à Dakar après avoir pérégriné quelque temps en Europe armé de sa seule guitare. Il ne réintégrera pas pour autant la maison familiale dans la Médina, car on avait alors commencé à le prendre pour un « fou ». Au Sénégal, on « n’enferme pas la folie » comme le dénonçait Antonin Artaud : ceux que l’on désigne de cette indéfinissable et implacable étiquette sont relégués dans la rue.

En 2001, le jeune Mamadou Boye Diallo joue au foot dans la Médina, le quartier de son enfance ; il voit régulièrement passer un homme qu’il connaît pour déambuler dans les rues et dessiner sur les murs, sur le sol et des chutes de contreplaqué, mais se souvient : « À ce moment-là, il ne m’intéresse pas plus que ça. » Puis, celui que l’on surnomme « Patin » part à son tour en Europe, en tant que champion de roller. Les chemins de Pape Diop et de Patin se sont croisés, mais la rencontre n’est pas advenue.

Dix ans plus tard, Mamadou Boye Diallo – qui se fait maintenant appeler Modboye – fonde à Dakar l’association Yaatal Art (« élargir l’art », en wolof) et crée le Musée à ciel ouvert dans la Médina. L’enjeu est de revaloriser l’histoire centenaire de ce quartier populaire et de réhabiliter les anciennes maisons coloniales qui sont menacées de destruction par les promoteurs. Les murales réalisées par les artistes locaux et internationaux invités donnent une nouvelle vie à la Médina, changent le regard des touristes comme des habitants sur ce patrimoine en péril et viennent contredire son image de « ghetto ». Modboye y organise des visites guidées ; c’est ainsi qu’un jour, au sein des fresques colorées, il voit apparaître de petits marabouts en noir et blanc – dessins en effraction de Pape Diop… « Il m’a fait des clins d’œil. J’ai commencé à lui prêter attention et j’ai été fasciné par son travail1. »

Les chemins des deux hommes se rejoignent jusqu’à se superposer : Modboye suit Pape Diop dans ses déambulations, photographie ses œuvres éphémères, sur les murs et le macadam, et collectionne celles dont le support le permet. Mélodie Petit, sa femme, fait le lien avec Jean Dubuffet et l’art brut. La nécessité et la spontanéité de la pratique de Pape Diop, ses motifs récurrents qui fondent son univers, son indépendance, son autonomie artistiques, ses matériaux modestes et atypiques rattachent en effet son travail à ce que l’artiste Jean Dubuffet a appelé « l’art brut », une théorie subversive développée à partir de 1945, associée à une collection de productions artistiques dues à des patients d’hôpitaux psychiatriques, de médiums spirites et autres marginaux, créateurs anonymes. Ce serait donc en empruntant les voies ouvertes par l’art brut que l’œuvre de Pape Diop pourrait être légitimée et diffusée dans le champ de l’art.

Médina et marabouts : art et politique

Pape Diop et Modboye partagent beaucoup en commun, en premier lieu leur passion pour leur quartier : la Médina. Il me semble que chacun à sa manière montre que la Médina est riche d’une histoire politique que l’art a les capacités de raviver.

En 1914, les colons ont profité d’une épidémie de peste pour chasser la population noire autochtone vers un territoire limitrophe. Le marabout Malick Sy – figure présente dans les dessins de Pape Diop – donnera à ce quartier le nom de « Médina », en référence à la seconde ville sainte de l’islam. On y retrouve encore toutes les ethnies et donc les adeptes de multiples confréries. Pape Diop représente principalement des marabouts, avec une prédilection pour Cheikh Ahmadou Bamba, dit Serigne Touba. Il se fonde sur l’unique photographie existante de l’homme saint, long boubou et écharpe lui protégeant une partie du visage : tout le monde reconnaît là le célèbre marabout. Mais, comme le dit Modboye, Pape Diop le « scénarise ». La fabuleuse histoire de Serigne Touba, fondateur de la confrérie mouride, est connue au-delà des frontières sénégalaises et a pris une valeur emblématique. Car, lorsqu’en 1895, dans le cadre d’une politique coloniale de neutralisation, le gouverneur a convoqué à Saint-Louis plusieurs marabouts pour leur demander de renoncer à leur pouvoir et à leur influence sur la population, Serigne Touba a refusé de se soumettre et a été suivi par ses confrères. Ce qui lui a valu d’être exilé au Gabon pendant sept ans et sept mois. Cet acte de bravoure a érigé en héros celui qui, comme l’analyse Modboye, a finalement participé au processus d’indépendance avant l’heure. Le petit bateau que dessine parfois Pape Diop autour de la figure du marabout symbolise l’exil. Il évoque aussi un miracle, car les colons l’ayant empêché de prier sur le bateau, Touba a déployé une natte sur les flots pour faire sa prière sur l’eau. Le lion de Pape Diop fait référence à un autre épisode miraculeux : Touba enfermé dans sa cellule à Saint-Louis avec un lion est parvenu à endormir le fauve en lui récitant des textes sacrés. Pape Diop représente aussi le premier disciple car, comme l’explique Modboye : « Si Serigne Touba était une maison, le premier disciple en serait la porte. » Et s’il est de mise de choisir un seul marabout comme intermédiaire avec Dieu, Pape Diop ne se prive pas d’en honorer plusieurs, parce qu’il est au-delà de toute convention, dans tous les domaines.

Ainsi, Pape Diop, à sa manière, représente la vie de la Médina, réelle et spirituelle, et il y joue un rôle politique, participant singulièrement mais activement à la vie de la cité. C’est là qu’il rejoint le plus fortement les enjeux du projet de Modboye. Le Musée à ciel ouvert cherche à rendre l’art accessible à la population locale, qui ne se rend jamais dans les musées et galeries, trop élitistes, et Pape Diop contribue à cette autre manière d’exposition en s’immisçant dans les fresques des artistes contemporains invités par Yaatal Art. En outre, les artisans de la Médina, qui ne se prennent pourtant pas pour des collectionneurs d’art, ont presque tous un Pape Diop accroché dans leur boutique…

L’action croisée de Modboye et de Pape Diop incarne là un fantasme de l’inventeur de l’art brut : « Je voudrais voir les productions d’art apparaître dans la cité, dans les lieux les plus vivants de la cité, et non pas confinées dans les sinistres musées. Il n’existe pas dans la cité vivante de place pour les productions d’art2 », écrivait en effet Jean Dubuffet.

Che Guevara, l’huile de moteur et La Joconde 

Outre des marabouts, Pape Diop dessine aussi des scènes de rue, de fêtes religieuses, des Che Guevara et des créatures hybrides, mi-homme, mi animal. Quand il dessine ce genre de personnages, il parle de « promorphologie », dit Modboye. On l’aura deviné, « promorphologie » n’apparaît dans aucun dictionnaire : l’invention de ce néologisme signale le caractère absolument inédit de l’œuvre de Pape Diop, qui se fait théoricien et se dote là d’un nouveau concept. Il n’y a décidément rien de naïf dans ce travail : Pape Diop conçoit une œuvre, avec ses caractéristiques propres, cohérentes, qui nous permettent précisément de reconnaître ses dessins comme des « Pape Diop », comme on parlerait d’un Picasso ou d’un Warhol. C’est signe indéniable de la présence d’une œuvre d’art. On sait qu’il a fréquenté l’École nationale des beaux-arts de Dakar avant de partir en exil en Europe : si cette formation peut éventuellement se lire dans l’assurance de son geste de dessinateur, en revanche son matériel artistique ne relève en rien de l’enseignement traditionnel. C’est là que les capacités d’invention et de création de Pape Diop s’exercent avec ampleur.

« Ce sont ses matériaux qui m’ont le plus interpellé », dit Modboye. Pour lui, c’est à cet endroit que l’on touche au « brut » de l’œuvre, de même que dans cette nécessité de créer, « matin, midi et soir », « debout, couché, assis, accroupi »… « Ni chevalet ni toile, ajoute Modboye. Pas de protocole ! » En outre, Pape Diop se désintéresse de l’objet fini, qu’il donne ou abandonne. En une journée, Modboye peut en collecter plus d’une vingtaine. « Il se fait sa propre thérapie dans la rue », dit encore son collectionneur. Je préfèrerais, comme Jean Dubuffet, dire qu’il « se fait des fêtes à son propre usage3 ». Car la présence de l’œuvre ne se résume pas à une quelconque pathologie. D’ailleurs, en regardant certains de ses personnages qui semblent danser, on peut penser aux figures noires de Louis Soutter, autre « fou » présumé présent dans les collections d’art brut, comme à celles d’A. R. Penck, artiste contemporain dont la santé mentale n’a jamais été mise en doute. Comme l’écrit encore Dubuffet : « Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou4. » La spécificité du travail de Pape Diop et sa valeur tiennent non pas à sa prétendue « folie » mais à l’invention pure et totale de sa démarche personnelle. Ce qui se traduit en effet avec éclat dans son usage des matériaux.

Pape Diop puise ses matériaux et ses supports dans son environnement : la Médina et ses nombreux ateliers d’artisans. Il lui est très facile de se procurer du charbon de bois, puisqu’il y a des petits barbecues partout dans lesquels il recueille également de la cendre. Et chez le mécanicien, il passe prendre un peu d’huile de moteur. Il lui arrive aussi de récupérer la poudre noire de batteries ou de piles usagées. Voilà ses principaux pigments. Pour les supports, il prend des chutes de contreplaqué chez les menuisiers ou les tapissiers. Il peut aussi utiliser du carton, des éclats de mur ou de macadam… Pape Diop fume tout le temps, notamment avec des os de mouton qu’il taille en guise de pipe et qui peuvent aussi lui servir de grattoir. Ses mégots de cigarette font office de pinceau, qu’il trempe dans le café. Il dessine également avec ses doigts, avec des bouts de bois qu’il mâchouille, avec une sandale pleine de poussière. Enfin, pour les couleurs, il faut élargir le périmètre : Pape Diop va chercher des cailloux du côté de la plage, près du cimetière, et les écrase pour obtenir du blanc. « De la couleur pure ou sauvage, quoi », dit Modboye. Et l’on pense encore une fois à Dubuffet : « Je crois que c’est dans cet art brut— […] cet art sauvage auquel personne ne prête attention, et qui lui-même bien souvent ne se doute pas qu’il s’appelle art — […] qu’on trouve, à ce que je crois, les processus naturels et normaux de la création d’art, à leur état élémentaire et pur5. » Dubuffet disait aussi, en guise de manifeste : « L’art doit naître du matériau et de l’outil6. » Et il existe une œuvre de Pape Diop où l’on voit qu’étaient tombés sous sa main du pastel et de l’encre bleue, et là, c’est tout autre chose qui s’invente dans les sujets et dans les formes, au recto et au verso du contreplaqué. Pape Diop a le sens de la puissance du matériau, il sait y puiser l’invention d’une œuvre particulière. C’est absolument saisissant.

Il est évident que le travail de Pape Diop a tout à voir avec l’art brut, en ce qu’il met en question une définition figée de l’art, les habitudes normées et normatives de son apprentissage, de son exercice et de son exposition. C’est ce que Modboye s’emploie à démontrer en photographiant, en filmant, en collectionnant, en exposant Pape Diop. Il a commencé à présenter les œuvres à Dakar à partir de 2017. L’été 2021, il fait un tour des collections d’art brut en Europe et invite au Sénégal Éric Gauthier. Le collectionneur d’art brut et galeriste part à Dakar en septembre. Il rencontre Pape Diop et le filme. Modboye lui confie des œuvres à exposer à la galerie du Moineau écarlate, dont « La Joconde » – le portrait en buste de Serigne Touba, accompagné de son premier disciple à l’arrière-plan. Même format approximativement que celui du maître italien, mais sur contreplaqué plutôt que bois de peuplier… Peut-être pourrait-on également y voir une forme d’autoportrait. Les innombrables petits « Serigne Touba » de la Médina de Dakar dessinent aussi le parcours de leur auteur, de leur disciple : les repérer et les suivre, c’est emprunter malgré soi le mouvement incessant de Pape Diop, sa singulière manière de créer et de vivre.

 

Les « lignes d’erre » d’un passe-muraille

Regarder, penser la production de Pape Diop avec la notion d’art brut nous permet de faire entrer ces objets dans le champ artistique et de les considérer comme œuvres d’art. Et pour l’auteur, les effets ne sont pas non plus des moindres. « Avant les gens le considéraient comme un fou, mais maintenant ils viennent dans la Médina pour voir des Pape Diop… », relève Modboye. « C’est un fou, mais respecté. » La reconnaissance artistique des créations de Pape Diop l’ont fait changer de statut social : on peut désormais le considérer comme artiste. Modboye raconte également que certaines personnes effacent les dessins lorsqu’ils sont tracés au sol, car ils ont peur qu’on ne marche sur le marabout : « Et là, parfois, tu te demandes qui est le fou ! » La prise en considération de l’« art des fous » a aussi pour effet de troubler les frontières entre folie et normalité… Si Modboye parvient à diffuser largement l’œuvre de Pape Diop, il aimerait financer un lieu pour accueillir les « fous » de Dakar. Mais il ajoute tout de suite que ce ne serait pas adéquat pour Pape Diop : « Il est trop libre. »

Accompagnant un journaliste suisse dans la Médina à la recherche de Pape Diop6– qui restera introuvable ce jour-là –, Modboye déclare : « C’est un homme insaisissable. » « C’est quelqu’un qui n’a pas de géolocalisation ! » À l’image de la Médina d’ailleurs, où « les ruelles secrètes, intimes, n’apparaissent pas dans Google Map »… Certes, tout se fait dans la rue dans la Médina, les habitants et les artisans s’y approprient l’espace public, mais Pape Diop « est partout chez lui dans la Médina et il considère que tout est à lui ». Il semble faire corps avec cet espace, jusque dans ses moindres interstices, les failles des murs et celles du macadam, et il investit également les lieux privés, ses œuvres trouvant place dans les ateliers et les boutiques, ou encore dans les arbres à la manière d’installations contemporaines. Il se sert en charbon, en vêtements en décrochant le linge qui sèche, sans demander l’autorisation. Parfois il est disposé à payer, mais avec sa propre monnaie, ses « diamants » : de petits morceaux de verre poli qu’il conserve dans un morceau de papier journal… Il fait fi de toutes les règles, il les réinvente.

En considérant la manière dont Modboye a approché Pape Diop et en regardant les vidéos réalisées par Éric Gauthier à Dakar en septembre dernier, je me suis souvenue de Fernand Deligny… Dans les années 1940, au moment même où Jean Dubuffet inventait la notion d’art brut pour défier l’institution artistique, cet éducateur hors normes, s’intéressant aux délinquants et aux enfants que l’on qualifie aujourd’hui d’autistes, élaborait une méthode anti-autoritaire et anti-institutionnelle dans le champ de l’éducation spécialisée. Pour lui, il ne s’agissait pas d’éduquer ou de guérir, mais de « mettre en commun » avec ces enfants considérés comme asociaux, voire malades mentaux, dans de vastes espaces ouverts, en lien avec la population d’un village par exemple, et non au sein d’institutions fermées. Or, ce que Deligny appelle avec modestie sa « tentative » consistera à observer les trajets, les « dérives » et les « repères », les « lignes d’erre » et les « chevêtres » des autistes le filme, agrémente les sandales de Modboye d’un bout de ruban, se remet en marche, saisit sans s’arrêter un café qu’on lui tend et tout d’un coup tourne à angle droit sans que l’on comprenne pourquoi, tel un passe-muraille distinguant des passages ou des obstacles qui nous sont invisibles. Ce que raconte Modboye sur la manière dont Pape Diop se procure ses couleurs est également fascinant. Lorsqu’il se rend du côté de plage pour aller chercher des cailloux – dont il fera ses pigments –, Pape Diop répartit ensuite sa récolte au fil de son itinéraire, laissant un petit tas de cailloux sous un arbre, puis d’autres lors d’escales dont lui seul connaît la logique. Car lorsqu’il a besoin d’une couleur, il sait où retrouver les cailloux adéquats… Il transforme ainsi la Médina en une palette géante, de même qu’en une installation monumentale, voire même en espace de performance : ses déplacements ne finissent-ils pas par constituer eux aussi l’œuvre, que l’on peut dire totale ?

Et c’est bien en suivant ou en filmant Pape Diop que l’on a une chance de percevoir le sens de la démarche de celui que l’on pensait insensé.

 

Céline Delavaux

octobre 2021

 

* Champagne pour tout le monde, Caviar pour les autres…, album de Jacques Higelin, 1979.

  1. Les citations de Modboye sont issues d’entretiens réalisés à Dakar par Éric Gauthier en septembre 2021.
  2. Jean Dubuffet, « Dubuffet au musée » (1967), Prospectus et tous écrits suivants, tome 4, Paris, Gallimard, 1995.
  3. « Des gens considérés comme malades mentaux et internés dans des établissements psychiatriques […] se montrent plus enclins que d’autres à se faire, par les voies d’une activité artistique, des fêtes à leur propre usage. » Jean Dubuffet, « Place à l’incivisme », Prospectus et tous écrits suivants, tome 1, Paris, Gallimard, 1967.
  4. Jean Dubuffet, « L’art brut préféré aux arts culturels » (1949), ibid.
  5. Jean Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages » (1951), ibid.

6.Jean Dubuffet, « Notes pour les fins lettrés » (1945), ibid.

  1. « Pape Diop. Àla poursuite du diamant brut », émission « Point de fuite », RTS, 13 septembre 2021.
  2. 8. Fernand Deligny, Graine de crapule, Paris, Éditions du Scarabée, 1960.