La parlotte graphique d’Yves Maillochon

« J’ai tout le temps la parlotte », déclare Yves Maillochon à Éric Gauthier, alors qu’il lui montre et commente ses dessins. Il lui raconte qu’il a pris pas mal de coups dans sa vie, notamment à cause de ses fréquentations liées à la drogue : « Je suis bien abîmé de partout. Mais ça me fait des histoires à raconter, je suis intarissable. Le problème, c’est que je les répète tout le temps ! Pour les gens qui vivent avec moi, je raconte toujours les mêmes choses… » Et quand Éric Gauthier lui fait remarquer que c’est un peu le cas de tout le monde : « Oui, mais chez moi c’est porté au maximum, je ne sais pas comment ma mère a fait pour me supporter ! »

« La règle du gorille »

Yves Maillochon raconte que quand il était petit, sa grand-mère l’a forcé à porter des lunettes, parce qu’elle lui trouvait un regard méchant. « Un môme de deux ans, un regard méchant ! » Première rentrée au CP avec des lunettes de myope : « Je ne voyais rien. » Une voisine le conduit à l’école et le ramène à la maison le soir : « Des fois, elle s’amusait, profitant du fait que je ne voyais pas : un poteau, un arbre… » Rétrospectivement, Yves Maillochon analyse : « C’est parce que je regardais ma grand-mère en face. Et que ça ne se faisait pas. Ce sont des gorilles, ces gens-là ! “Faut pas me regarder en face, ou bien je deviens méchant !ˮ C’est la règle du gorille, ça ! Pas très évoluée… Simiesque, comme mentalité. »

Il poursuit : « Quand on commence par te couper la vue, ça ne peut plus aller après. Tout est bousillé au niveau de l’écrit… » En 1968, Yves Maillochon entame un second CP dans la Sarthe.
« Avec mon frère, on avait réussi à apprendre le patois local. On me l’a supprimé ! Faut pas s’étonner qu’après j’ai pas voulu apprendre l’anglais. Comme plein de mômes, j’ai fait un blocage. J’avais déjà des problèmes avec le français, j’allais pas apprendre l’anglais ! » Là encore, il pose immédiatement son analyse : « Là, c’est bien le dyslexique qui parlait. Nous, si on veut faire quelque chose, on va s’y mettre à fond, on deviendra peut-être pas les meilleurs, mais on sera très vite corrects. Mais on fait ça quand on veut, quand ça nous prend, c’est pas la peine de nous forcer, ça sert à rien. En nous forçant, tu ne fais que nous bloquer, nous traumatiser, ou nous faire poser des questions qu’on ne devrait pas se poser… »
On sait que la dyslexie est « un trouble de l’apprentissage », un rapport complexe et difficile au langage, à la lecture et à l’écriture, mais on en ignore les causes. Toujours est-il que ce mode de fonctionnement alternatif se révèle généralement défavorable à l’individu concerné dans notre contexte social et culturel normatif.
Yves Maillochon a (re)commencé à dessiner il y a peu de temps, à la mort de sa mère. « C’est le fait de me retrouver tout seul : il fallait que je m’occupe à quelque chose de nouveau. Même si ça n’a rien de nouveau. Ça n’a pas beaucoup évolué par rapport à ce que je faisais à quinze ans. J’ai repris au même niveau. » Il ajoute : « J’ai toujours des problèmes avec les mains. Normal ! Si tu cherches bien, tu trouveras une main gauche à la place de la main droite. Je ne le vois pas… »

« Quand je suis dans le dessin »

Quand on regarde les dessins d’Yves Maillochon, il est intéressant de se mettre à chercher, à chercher dans plusieurs dessins à la fois ou dans le dessin lui-même, souvent foisonnant et labyrinthique, en quête de personnages récurrents, de motifs répétés, mais aussi de la signature de l’artiste qui n’est jamais là où on l’attend.

Éric Gauthier lui demande qui sont les personnages récurrents : « À part moi, je ne vois pas… Si, sans doute… Des motifs aussi… » Et il parle de Don Quichotte et de Sancho Panza, surgis là parce qu’il écoutait une émission sur France Culture. Dans la série des anti-héros, il existe aussi une variation autour de Little Big Man – personnage éponyme d’un western atypique et contestataire

des années 1970, personnage mi-Indien, mi-visage pâle qui ne trouve jamais sa place nulle part. Yves Maillochon se souvient : « Un jour, j’ai vu une nana qui n’a pas pu s’empêcher de rire en me voyant… C’était rigolo ! » Il s’est demandé quelle allure il pouvait bien avoir, et ça a donné « Little Dick Man », une version très revisitée du personnage du western : « une tête de bite, des mains qui ne tiennent pas… » Les dessins défilent, l’auteur s’amuse : « Tiens, le revoilà ! »

Puis il s’arrête sur un autre personnage, issu de Fluide glacial, explique-t-il : « Une espèce de petit monstre qui a une énorme bite et qui baise tout sur son passage. Il est horrible, mais les gens sont contents. C’est un peu comme le Bandard fou de Mœbius… Au début, les gens le pourchassent à cause de ce qu’il fait et, finalement, ils le pourchassent pour qu’il fasse ce qu’il fait ! » Encore un morceau de choix dans la collection des anti-héros. Le Bandard fou est l’histoire délirante (et édifiante) d’un homme ordinaire qui, soudain pris d’une érection disproportionnée, doit se cacher pour survivre car il déroge à la bienséance sociale… du moins, sur la planète lointaine inventée par Mœbius. Le Bandard fou est pourchassé par la PAF, « la police anti-foutre », perd son travail et tous ses amis. Mais il trouve finalement protection auprès d’une puissante mythomane et la situation bascule : on ne lui demande plus de se cacher, mais au contraire d’exhiber en public l’objet du délit. Le Bandard fou, désormais admiré pour son étrangeté, se trouve à nouveau

« accepté » par son utopique société… Intéressante métaphore du jeu de la dérogation à la norme et de l’exclusion sociale – de la part de Mœbius comme de celle de Maillochon dont le personnage ne ressemble d’ailleurs que par son « esprit » à son « modèle ». On aurait bien envie de rappeler que, dans Le Bandard fou, Mœbius a distingué le traitement des pages de droite et des pages de gauche de manière assez déroutante – l’histoire ne progresse que sur la page de droite, la gauche est une illustration pleine page sans commentaires. Maillochon n’en parle pas mais il n’a pas dû y rester insensible…

Quant à la signature d’Yves Maillochon, elle ressemble à un petit oiseau, schématisé, comme un délicat hiéroglyphe, et se glisse dans les motifs du dessin, se dissimule entre les personnages, jamais au même endroit. Rien à voir avec une ostensible signature, bien lisible, qui s’affiche traditionnellement en bas à droite de l’œuvre. L’auteur ne revendique pas ce jeu de cache-cache, il explique modestement : « Quand je fais ma vraie signature, on pourrait lire : “Mollochˮ »… Et il dessine chaque lettre une à une – « deux o, un h, un c, deux l, et un m » – de sorte à former un petit hiéroglyphe : « Molloch, normalement, c’est un animal qui devrait être très puissant, et là ce n’est qu’un petit oiseau… » En effet, on reconnaît bien « les deux “lˮ de l’oiseau… », mais « toutes petites, c’est plutôt un moineau ! », précise l’auteur : « Du Molloch, il n’a que le nom, et c’est ce qui me plaît bien. » Cette signature hiéroglyphique comporte aussi des références à la BD. Maillochon rappelle que Moebius, avant de prendre ce pseudonyme, signait de son vrai nom, Giraud, mais en dessinant les lettres G, I, R qu’il entourait d’un « O » : les journalistes, qui ne comprenaient rien, l’appelaient « Gir » ! Et puis il évoque aussi les multiples signatures de Franquin qui dessinait son nom en bas des cases et l’ornementait différemment en fonction du dessin de la vignette. D’ailleurs, la signature de Maillochon varie elle aussi, parfois il ajoute une petite larme à son moineau…

Ainsi, Yves Maillochon est présent dans ses dessins de multiples manières. Mais quand il dit :
« Quand je suis dans le dessin », il s’agit de tout autre chose. Il explique qu’il n’a « pas de recul », d’autant plus qu’il dessine avec son support appuyé sur ses genoux. Il s’arrange donc pour ne pas

voir, ou plutôt pour voir autrement. Le principal intéressé nous a déjà donné beaucoup de clés pour interpréter, quitte à se tromper ou à halluciner…

« C’est la planche qui décide pour moi »

Yves Maillochon travaille au feutre sur papier, et sur bois, au feutre également ou au pyrograveur (avant qu’il ne soit un jour obligé de céder cet instrument à quelqu’un d’assez mal intentionné). Dans le cabinet de son addictologue, un portrait de Freud est accroché, réalisé au pyrograveur sur une boîte à cigares – pertinent : l’inventeur de la psychanalyse était grand fumeur de havanes – un portrait très « classique », pas du tout dans le « style » de Maillochon : « Il m’arrive de prendre des modèles. C’était angoissant à faire. Le pyrograveur a rencontré des problèmes. » Il repère « des taches qu’il ne devrait pas y avoir » : « j’ai eu des accidents… » Pourtant, Yves Maillochon sait très bien exploiter les accidents, les défauts – un réflexe commun à bien des artistes qui savent retrouver ou inventer des formes à partir de l’informe… En montrant des planches de bois recouvertes de dessins, il commente : « Tu vois, ça peut aller jusque-là : les yeux, j’ai pas décidé de mettre des yeux, ils y étaient ! » En dessinant, il joue avec les nuances des teintes du bois : « C’est le bois qui décide, c’est pour ça que j’aime bien. C’est la planche qui décide pour moi. J’ai l’impression de lire dans la planche des trucs… qu’il n’y a peut-être que moi qui voit. »

Les dessins sur papier sont souvent « préparés », dit-il, c’est-à-dire d’abord tracés au crayon avant d’être repassés au feutre. Il commence par un personnage : « En général, on le trouve en premier, parce qu’il est entier, les autres tournent autour. » Et il précise que le personnage peut tout aussi bien être un chien. Des détails isolés parfois – « du café, quelques joints, un flacon de méthadone » – ou des motifs répétés qui prennent le pas sur le reste de la composition et semblent devenir le sujet principal : « On se demande d’où sortent les queues, mais c’est pas grave ! Moi, j’aime bien. » Quand, dans le dessin, il n’y a pas de traces de crayon sous le feutre, Yves Maillochon dit : « Celui- là est parti tout seul. » Il précise qu’en général il n’a pas d’idée préconçue quand il se lance dans un dessin et que, quand il se met à dessiner, il ne s’arrête plus. Parfois, « ça prend du temps à

faire ». Car il aime bien « remplir beaucoup ». Mais les dessins les plus saturés sont les plus difficiles à réaliser, « parce qu’il faut les rendre lisibles quand même ».
Quand ça foisonne – et c’est souvent le cas –, il est vrai que la dimension narrative prend toute son ampleur. Et Yves Maillochon adore raconter des histoires : « Là, j’avais commencé sur un carnet. C’est le même, en plus propre. Drôle d’histoire ! » Il se souvient d’une « baraque très bizarre », pleine d’escaliers, pleine de portes, une fête, une fille qu’il devait rejoindre dans une chambre : « Il y a une porte que je n’ai jamais trouvée. C’est celle qu’il aurait fallu que je trouve ! »

« Il n’y a plus beaucoup de gens qui veulent comprendre l’histoire »

Yves Maillochon peut se mettre en scène dans des histoires qui relèvent du biographique, de l’intime mais ses dessins évoquent aussi des histoires plus politiques.
Le « YES » qui surgit assez souvent dans les dessins : « Parce que les 0,1 % qui dominent le monde, je les appelle les YES… » Y pour Yen, E pour Euro et S pour les dollars… Et là ? « Une émission sur France Culture : des cités où ils ont laissé des gitans s’installer, et à la fin il ne reste plus qu’eux car personne ne supporte leur manière de vivre… » Et là ? « J’étais en colère à ce moment-là, j’en

voulais à Macron. » Et puis, les Gaulois résistant aux Romains, mis en en parallèle avec les Algériens et les Français, la Seconde Guerre mondiale et le gag du « porte-avion sans escorte » de Pearl Harbour, « les guerres qui commencent toutes sur des mensonges », les Russes,
l’Afghanistan : « Dans cette région-là, connaître ton histoire, c’est dangereux : demande aux Yéménites ! »
Féru d’histoire, Yves Maillochon ? « Non, c’est depuis que je suis sur France Culture que je m’intéresse à l’histoire. Mais il n’y a plus beaucoup de gens qui veulent comprendre l’histoire… sinon ça n’irait pas si mal sur Terre… »
Et quand Yves Maillochon s’intéresse aux animaux, c’est aussi dans une perspective historique, politique : « Là, je n’ai pas mis de détails, puisque de toutes façons ils vont tous disparaître. Oui, les grands mammifères vont tous disparaître. Nous, on en fait partie, je ne vois pas pourquoi on comprend pas… Nous, nous sommes les mammifères après tous ces mammifères-là, si eux ne résistent pas, je ne vois pas comment on va pouvoir résister. On est les derniers. »
Les histoires personnelles, l’histoire du monde, les hommes et les animaux, le vivant : tout est là, mais retravaillé à la manière d’Yves Maillochon. À la manière de la bande dessinée ? Plutôt en empruntant à l’esprit de la bande dessinée, comme en une sorte d’hommage à nos refuges d’enfant, de Walt Disney à La Hulotte en passant par ce qui se rapproche du roman graphique : la fée Clochette qu’il « a tournée dans tous les sens », le petit Égyptien, « un vieux truc de chez Dupuis », la chouette de Gomez, le crapaud dans le bocal et la façon de dessiner le corbeau aussi qu’il a « volés à Tardi » ou dans « un truc de scouts avec de très beaux dessins d’animaux ». Mais c’est une époque révolue : « Je prenais des modèles encore à ce moment-là. Plus maintenant, ça me fatigue les yeux. »

À propos de l’un de ses personnages : « Il est dans une certaine mélancolie, non ? Oui, il est bien comme ça. » D’un autre : « J’aime bien ce personnage. Il est venu tout seul. Il est rigolo. Il a une sacrée tronche : voilà, c’est ça, il a une physionomie spécifique. » C’est ce qu’on se dit quand on regarde un dessin de Maillochon : il me plaît bien celui-là, parce qu’il raconte une histoire étrange et, oui, d’une manière bien « spécifique », qui colle à la parlotte singulière de son auteur. On est dedans : il n’y a plus de droite ou de gauche qui tiennent, on ne voit plus rien, car on n’a plus de recul ; il faut se laisser prendre, glisser entre… Et Yves Maillochon le sait bien qu’il a trouvé « son truc », sa manière à lui : « Là aussi, j’ai pris un modèle : c’est pas mon truc, les petits points. »

Céline Delavaux, septembre 2019