La Pinturitas ou la clameur des murales

 

« Avec mes peintures, j’aurais pu être la plus riche d’Arguedas, mais je n’ai jamais rien demandé à personne. »

Maria Ángeles Fernández Cuesta,

dans le film de Carolina Gimenez, « La Pinturitas », 2014.

 

Au bord de la nationale qui mène de Pampelune à Saragosse, à la sortie du village d’Arguedas, une grande bâtisse abandonnée est entièrement peinte de fresques bariolées sur 50 mètres de long, où s’enchevêtrent inscriptions, animaux, visages aux gros yeux fixes, bouches rieuses ou carnassières. Si cela ne suffisait pas à arrêter le passant, La Pinturitas l’invitera en dansant et en chantant…

 

L’été 2009, alors qu’il est en vacances en Navarre, un amateur d’art mural passe par hasard devant la fameuse bâtisse. Hervé Couton rencontre La Pinturitas dont il photographie et filme le travail. Il revient l’année suivante et se rend compte que les fresques ont presque totalement changé : La Pinturitas ne se contente pas de restaurer ses peintures, elle les efface pour peindre à nouveau, exploitant son immense et unique support sans relâche. Couton continuera donc à documenter chaque année cette œuvre éphémère mais évolutive et décide de s’en faire le passeur. Il attire l’intérêt de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, sollicite Jo Farb Hernandez, spécialiste américaine des « environnements singuliers », et publie finalement un livre, La Pinturitas d’Arguedas, en 2018. L’ouvrage contribue à faire entrer La Pinturitas dans le champ de l’« art brut » et celui des « environnements singuliers », deux territoires de l’art marginal et autodidacte. Enfin, en 2021, Hervé Couton entre en contact avec le collectionneur d’art brut Éric Gauthier, et c’est ainsi que La Pinturitas débarque à Paris, exposée à la galerie du Moineau écarlate en mars 2022. C’est non seulement la première exposition personnelle de La Pinturitas, mais c’est aussi la première fois que Maria Ángeles Fernández Cuesta quitte la Navarre…

La veille du vernissage, elle sort d’un taxi accompagnée d’une petite cohorte bienveillante, pénètre dans l’espace d’exposition, et ressort en félicitant son galeriste, lui déclarant qu’il a bien mérité la paire de chaussettes qu’elle vient de lui offrir. Puis, elle se campe face à la place du quartier et entonne quelques chansons populaires espagnoles d’une voix juste et assurée. Les passants s’arrêtent, applaudissent, il y en a même un qui se met à danser… La Pinturitas fête dignement son entrée dans le monde de l’art.

 

Peindre et chanter pour se réinventer

En 2000, alors qu’elle est âgée de 50 ans, Maria Ángeles Fernández Cuesta commence à peindre sur la façade d’un bâtiment abandonné, un ancien restaurant désaffecté, aux portes d’Arguedas. Et elle prend le surnom de « La Pinturitas » : l’invention d’un néologisme est à propos puisque, en s’emparant d’un pinceau et de pots de peinture à l’eau, c’est elle-même que Maria va entreprendre de réinventer. Elle n’a pas le statut d’artiste, n’a pas étudié les beaux-arts, ni tout autre discipline de manière académique : elle s’invente donc artiste, en autodidacte absolue. On pourrait traduire La Pinturitas par « La Peintrette », la petite peintre, un diminutif par modestie peut-être, ou simplement descriptif puisque Maria est un tout petit bout de bonne femme. Le contraste avec la monumentalité de son œuvre force d’ailleurs davantage l’admiration pour le personnage et son travail pictural. Rétrospectivement, elle explique aussi – et La Pinturitas est toujours très généreuse en commentaires – qu’elle a commencé à peindre pour représenter les gens qui se moquaient d’elle dans le village. Maria est sans doute trop pauvre, pas assez éduquée, trop exubérante, pas assez… Bref, trop « marginale » aux yeux de certains. C’est aussi cette image qu’elle va assumer et légitimer par le biais de sa tapageuse production artistique. C’est dans sa pratique même que l’artiste se réinvente : sur certaines photographies, elle semble faire corps avec son œuvre, se fondre tel un caméléon devant ses murs peints.

Et depuis que Maria est devenue « La Pinturitas », il semblerait que les voisins se moquent moins…

 

 

Quand le don fascine le contre-don

La Pinturitas peint sur les murs de ce bâtiment désaffecté depuis plus de vingt ans, mais récemment elle travaille aussi sur des panneaux de bois et, pendant le confinement dû à la pandémie, elle a dessiné sur des cahiers d’écolier. Ces nouveaux supports, mobiles, ont permis à son œuvre de voyager physiquement, autrement que par la vidéo et la photo.

Quand Éric Gauthier a installé les peintures dans la galerie, simplement alignées les unes à côté des autres contre les murs, on a eu l’impression qu’une sorte de brouhaha s’élevait, une ambiance de fanfare, de parade de cirque, de carnaval. Le carnaval marque un recommencement, un nouveau départ, et inverse les valeurs le temps de la fête, et La Pinturitas a en effet réussi à inverser le regard que l’on portait sur elle.

Quand on observe longuement les œuvres de La Pinturitas, la fascination opère et met en branle quelques fondamentaux qui dépassent le champ de l’esthétique. Tout d’abord, ces peintures happent le regard : par leurs couleurs criardes, les formes baroques en virgule et arabesque ondulante qui font un peu tourner la tête, et surtout ces grands yeux noirs ourlés de longs cils qui, si on les regarde trop longtemps, finissent par nous regarder eux aussi. Ce qui agit là, c’est ce que le Dr Freud appelait la pulsion scopique : quand le plaisir de regarder devient érogène et peut s’associer à la sensation d’être regardé. Ce que Maurice Merleau-Ponty décrivait comme le « chiasme du visible », ce moment troublant où « le regard se retourne comme un doigt de gant ». Le voir s’articule alors avec le toucher, le regard s’érotise. La prédominance d’un rouge violent n’y est sans doute pas pour rien, comme l’omniprésence de la figure animale, qui renvoie elle aussi à la pulsion, c’est-à-dire à ce qui reste de plus animal dans l’homme. Quand La Pinturitas commente ses œuvres, elle insiste particulièrement sur le fait que toutes les formes, toutes les figures ou presque sont animales : les yeux, les oreilles, les bouches des figures humaines sont aussi des oiseaux, des poissons, des serpents, des taureaux, etc. Les sourires sont toujours doubles eux aussi, francs et généreux, en même temps que carnassiers et menaçants. La Pinturitas met sans doute ici en scène les regards cruels qui n’ont cessé de la blesser en la jugeant, mais elle parvient surtout à faire en sorte que ces tableaux nous regardent, à la fois passionnément et méchamment.

La Pinturitas a un tempérament excessivement généreux : elle s’offre au regard des autres et les invitent expressément à la regarder et à l’écouter chanter ou commenter ses peintures. Comme si le regard du spectateur devenait une composante essentielle de son œuvre. Et ce qui se joue là n’est rien moins que la dialectique essentielle de la vie sociale : donner, recevoir et rendre, ce que l’anthropologue Marcel Mauss analysait comme un don appelant un contre-don, un phénomène présent dans toute société humaine. Marginalisée, exclue de la norme sociale, La Pinturitas, par sa pratique artistique singulière et dans une ambiance de fête, de carnaval rituel, mime le fonctionnement fondateur de l’échange social, elle se replace au centre du jeu, elle le refonde à sa manière en une pacifiste revanche.

Ce qui est certain, c’est que cette œuvre prend une dimension politique, au sens premier du terme : elle critique l’organisation de la cité et la manière dont s’y exercent les pouvoirs, la façon dont celui ou celle qui n’a pas le pouvoir, est repoussé dans les marges. La Pinturitas reprend la parole et s’impose au monde qui a tenté de l’exclure. Dans ses peintures, elle mêle aussi son histoire personnelle, ses origines (« soy de toledo »), son nom et sa date de naissance, ainsi que ceux de son mari et de ses enfants, à celle du monde : le football, car elle soutient le Real Madrid, des événements locaux ou plus lointains, jusqu’à la catastrophe nucléaire de Fukushima ou la guerre en Ukraine, qu’elle projette d’évoquer bientôt. Elle est très sensible à la transmission de son œuvre par le biais d’« Internet », de « Facebook », de « Youtube », ou encore de la revue d’outsider art « Raw Vision » : tous ces noms figurent dans ses peintures. Beaucoup de drapeaux et de noms de villes étrangères s’affichent sur les murs peints : La Pinturitas considère le monde dans son entier, elle veut en faire partie et s’en faire entendre.

 

Faire le mur

La Pinturitas n’est pas la seule artiste autodidacte à s’être ainsi emparé de l’espace public, par une forme d’art mural qui tient aussi de la performance, du happening, puisque le lieu devient le théâtre d’une action, quotidienne, rituelle, qui requiert des spectateurs. C’est le fait d’en faire « don » au public qui donne à cet objet un statut d’œuvre : là encore, dans le sens anthropologique que Marcel Mauss donnait à l’œuvre d’art, « ce qui est reconnu comme tel par un groupe », tout simplement. Et cette reconnaissance constitue bien le « contre-don », qui permet de socialiser l’auteur marginal en le légitimant comme artiste. La Pinturitas se montre elle aussi reconnaissante qui, par le contenu de son œuvre, travaille métaphoriquement à raffermir les sentiments collectifs, localement et entre les différents pays.

Ces artistes autodidactes, qui créent des « environnements singuliers » partout dans le monde, écrivent une autre histoire de l’art, en même temps qu’ils s’y inscrivent. Comme l’a montré Roberta Trapani dans sa thèse en histoire de l’art sur les « patrimoines irréguliers en France et en Italie », ces œuvres marginales poursuivent aussi une tradition dont les caractéristiques ont souvent été rejetées par le discours dominant qui écrit l’histoire de l’art officiel. Ils se situent du côté de l’ornement (qu’il ne faut pourtant pas confondre avec l’innocent décor…). Il n’y a qu’à penser à Gaudí : « On a écarté Gaudí de l’histoire de l’architecture moderne sous prétexte qu’il n’était qu’un décorateur, alors que Gaudí est bien loin d’être seulement un décorateur […].Ce qui choquait aussi en un temps où les architectes fonctionnalistes recherchaient le moyen de construire le meilleur marché possible dans les plus brefs délais, c’était sa lenteur et sa prodigalité », a écrit Michel Ragon. Ce qui frappe en effet chez les auteurs d’« environnements singuliers », c’est leur rapport au temps, qu’ils dépensent sans compter pour une activité qui ne rapporte rien… Leurs œuvres se situent du côté du grotesque et du baroque (l’irrégulier, le bizarre, étymologiquement), par leur théâtralité, par la prédilection pour les figures hybrides, monstrueuses, du côté du kitsch aussi, qui fait fi du « bon goût », du côté des cabinets de curiosités qui fonctionnent par accumulation et association, comme le rêve – et ce sont bien des sortes de cabinets de curiosités que La Pinturitas a créés en installant derrière les barreaux des fenêtres des objetsrécupérés, des publicités, des articles de journaux, des bouteilles de sodas, des morceaux de carton recouverts de dessins et de messages. Des sortes de petits musées qui critiquent indirectement le caractère aseptisé et le classement hiérarchique à l’œuvre dans nos institutions muséales, qui manifestent le besoin de rassembler le monde aussi et enfin de revaloriser ce à quoi la société ne prête pas attention, voire même jette et rejette.

La Pinturitas s’est constituée une sorte d’œuvre-atelier-musée dans un lieu qui ne lui appartient pas : un geste vandale chargé de sens, ne serait-ce que celui d’une réappropriation, d’une effraction dans un monde qui l’a exclue. La précarité l’a forcée à prendre (pour mieux donner ensuite), à faire le mur, littéralement. Le mur est toujours une frontière, une séparation, réelle et symbolique. Peindre sur un mur, c’est pénétrer dans cette forêt primitive de symboles qui permet ici de faire effraction dans l’histoire de l’art : c’est s’inscrire dans la lignée du premier geste artistique, celui des peintures rupestres… C’est renouer avec ce besoin d’ornement et de parure que des anthropologues et de rares historiens de l’art reconnaissent comme besoin élémentaire humain, comme marque première de la culture d’une civilisation, comme « volonté d’art ». D’ailleurs, La Pinturitas accorde grande importance à sa parure : elle se maquille, porte des bijoux et des vêtements remarquables qui s’accordent à son travail plastique, comme si cela relevait d’une même démarche.

Peindre et écrire sur les murs est une manière de réconcilier l’écriture et le dessin que nos sociétés occidentales ont séparé, c’est donc un geste de subversion des catégories et des classements hiérarchiques. C’est aussi un geste qui s’adresse à la communauté, depuis le mur des cavernes jusqu’à celui des latrines. Et La Pinturitas y clame aussi son amour du monde. Elle raconte qu’un jour, elle a entendu une chanson : Je vais peindre ton nom sur les murs, mon amour, pour que tu saches que je t’aime pour de vrai. » Le mur lui permet de délimiter un territoire intime, protecteur, mais toujours en même temps de mettre en scène une exhibition qui fait signe à autrui. Depuis qu’elle a investi l’intérieur du bâtiment, en 2012, elle y attire le visiteur qui doit passer par « la porte magique ».

Enfin, la fragilité de ces œuvres, peintes à l’eau, leur caractère éphémère – puisque La Pinturitas ne cesse de les effacer pour recommencer – sont compensés par leur force de prolifération, qui imite le mouvement même du vivant. Le travail de La Pinturitas rejoint là les œuvres murales du Sicilien Giovanni Bosco, de la Sarde Bonaria Manca ou de l’Italienne Melina Riccio – des œuvres analysées par Roberta Trapani – qui ne manifestent en rien une spontanéité naïve mais qui agissent de manière critique sur le rôle de l’art dans nos sociétés.

Ces artistes, improvisés mais acharnés, mettent en acte la capacité de l’art à recréer un lien social, brisé par la société même.

 

Céline Delavaux mars 2022